Comment concevoir des technologies calmes?
Revendiqué récemment par Samsung, le concept de technologie calme date des années 90. Anticipant une prolifération d’appareils connectés, les chercheurs de Xerox PARC à l’origine du concept craignaient pour notre attention. Nombre de leurs idées restent pertinentes aujourd’hui.
Dans une longue série de tweets, Troy Hunt décrivait il y a quelques mois ses difficultés à connecter son nouveau ventilateur avec l’app de son smartphone. Le spécialiste renommé en cybersécurité - c’est à lui qu’on doit le site «Have I Been Pwned» qui recense les mots de passe ayant fuité - s’énervait notamment que le fabricant en question propose deux apps, sans indiquer laquelle il doit employer: «C'est un exemple rageant de la façon dont l'Internet des objets est si souvent désordonné». L’expérience de ce spécialiste n’est pas étonnante: mettre en route et employer des objets connectés n’est pas toujours une partie de plaisir. Il suffit pour s’en rendre compte de parcourir le fil twitter du compte Internet of Shits, qui recense les problèmes et absurdités que rencontrent les utilisateurs de l’Internet of Things.
En même temps, le domaine est aussi porteur d’une vision positive d’un monde où les technologies intelligentes disséminées partout nous faciliteraient la vie. En conférence de presse lors du dernier salon CES à Las Vegas, Jaeyeon Jung, Responsable de la division SmartThings chez Samsung, expliquait ainsi comment elle peut aujourd’hui vérifier depuis son smartphone qu’elle n’a pas oublié d’éteindre l’air conditionné et le faire à distance si nécessaire. «Des expériences intelligentes peuvent se produire tous les matins, sans que vous ayez à lever le petit doigt, apportant ainsi du calme à ce qui est souvent un moment chaotique de nos journées», se réjouissait la responsable.
Technologies calmes: un concept déjà ancien
La question d’un environnement remplis d’objets connectés et l’aspiration au calme ne date pas d’hier. Elle date même d’avant l’essor de ce qu’on appelle aujourd’hui l’Internet des objets ou l’intelligente ambiante - terme privilégié par les fournisseurs. Entre 1991 et 1996, Mark Weiser, alors chercheur au laboratoire PARC de Xerox, publie plusieurs articles, dans lesquels il anticipe l’émergence d’une informatique ubiquitaire au début des années 2000, avec des ordinateurs intégrés «dans les murs, les chaises, les vêtements, les interrupteurs, les voitures - dans tout».
Pour le chercheur le principal défi de cette ère sera de préserver le calme des humains navigant dans un monde rempli d’appareils connectés. «Les ordinateurs personnels se focalisent sur le plaisir de l'interaction. Mais lorsque les ordinateurs sont partout, que nous voulons utiliser l'informatique tout en faisant autre chose et avoir plus de temps pour être plus humains, nous devons repenser radicalement les objectifs, le contexte et la technologie de l'ordinateur et de toutes les autres technologies qui envahissent nos vies. La sérénité est un défi fondamental pour toute conception technologique des cinquante prochaines années», explique-t-il en 1996 dans The Coming Age of Calm Technology.
Les «technologies calmes» selon Mark Weiser sont bien différentes de la conception de Samsung. Davantage qu’une intégration permettant d’accéder à tous les appareils via son smartphone (l’appareil n’existe bien entendu pas à l’époque), il imagine des technologies s’intégrant dans notre quotidien au point de disparaître et ne sollicitant pas en permanence notre attention.
Périphérie
Au coeur de son approche, Mark Weiser pose les notions de centre et de périphérie: «La technologie calme sollicite à la fois le centre et la périphérie de notre attention et, en fait, elle va et vient entre les deux». Le chercheur utilise l’exemple du bruit que fait la voiture lorsqu’on conduit. Ce son, bien que présent, ne sollicite pas notre attention - il est à la périphérie. Si tout à coup, le moteur fait un bruit inhabituel, le conducteur le remarque immédiatement et s’en occupe - le son se déplace au centre de notre attention. Pour le chercheur, une technologie allant ainsi de la périphérie au centre et vice versa procure du calme, parce qu’elle nous informe sans nous surcharger et parce que nous pouvons la ramener au centre et en prendre le contrôle lorsque la situation l’exige ou que nous le voulons.
Le chercheur prend pour exemple la fenêtre intérieure d’un bureau donnant sur le couloir. A travers cette fenêtre, je peux voir que des gens circulent et qu’il est peut-être l’heure du déjeuner, je peux aussi remarquer que c’est la troisième fois que le même collègue jette un coup d’œil dans mon bureau alors que je téléphone, signifiant que j’ai peut-être oublié qu’on avait rendez-vous. «Ces petits indices appartiennent à la périphérie d’un espace de travail calme et confortable», explique Weiser qui les oppose à un open space mettant beaucoup de choses au centre (d’attention). Et d’ajouter: «C’est l'individu, et non l'environnement, qui doit se charger de déplacer les choses du centre vers la périphérie et inversement».
Concevoir des technologies calmes
Deux décennies après ces articles pionniers maintes fois cités, Amber Case, anthropologue américaine spécialisée dans l’interaction humain-machine, revisite le concept dans un guide pratique destiné aux concepteurs des «prochains 50 milliards d’appareils» (Calm Technology: Principles and Patterns for Non-Intrusive Design). Elle y reprend le concept de périphérie et propose de distinguer les niveaux d’attention requis simultanément par les technologies. Ainsi, lorsque l’on conduit, la route et l’espace à l’intérieur de la voiture sollicitent une grande attention, les rétroviseurs et les pédales une moindre attention, et les boutons radio et les conversations avec les passagers une attention encore réduite. En revanche, l’emploi d’un écran tactile en conduisant a pour effet d’absorber presque toute l’attention et de laisser les autres informations en rade.
>Sur le sujet: Automobile: les écrans tactiles sont plus dangereux que les boutons
Au-delà de la question de la périphérie, Amber Case invite à développer des technologies minimalistes et «sans friction», qui ne nous distraient pas de l’essentiel en s’appuyant sur huit principes:
1. La technologie devrait solliciter le moins possible notre attention. A l’image du témoin lumineux de l’adaptateur secteur des portables Mac, qui indique l’état de la batterie.
2. La technologie devrait informer et procurer du calme. A l’image d’une app mobile émettant une vibration pour annoncer l’arrivée du transport attendu.
3. La technologie devrait recourir à la périphérie. A l’image des indicateurs de présence de Slack et d’autres outils collaboratifs.
4. La technologie devrait amplifier le meilleur de la technologie et le meilleur de l’humain. «Les meilleures interfaces ne nous connectent pas à la technologie, elles nous connectent aux autres personnes».
5. La technologie peut communiquer, mais elle n’a pas besoin de parler. La chercheuse reproche notamment aux interfaces vocales à la Alexa de solliciter trop d’attention et de ne pas s’adapter au contexte.
6. La technologie devrait marcher même quand elle connaît des défaillances. A l’image d’un escalator que l’on peut emprunter quand bien même il est en panne.
7. La bonne dose de technologie, c’est la dose minimum nécessaire. A l’image de la plupart des appareils ménagers non-connectés qui se bornent à donner un feedback immédiat sur ce qu’ils font (le voyant allumé indique que la plaque est chaude).
8. La technologie devrait respecter les normes sociales. L’adoption des usages aux nouvelles technologies et un processus, et il ne faut pas le brusquer, à l’image de ces ui s’est passé avec l’arrivée de lunettes filmant en permanence.
Le calme à tout prix?
Si les recommandations d’Amber Case s’appliquent aux technologies actuelles, les développements récents des objets connectés posent de nouvelles questions quant à leur usage. D’abord, il importe de ne pas confondre technologies calmes et technologies calmantes. En plein essor, ces applications pour se déconnecter, réduire son temps d’écran, ou nous rappeler de prendre une pause-méditation, ont ceci de paradoxal qu’elles sollicitent notre attention pour ne pas la solliciter.
Ensuite, le smartphone est aujourd’hui l’interface privilégiée avec laquelle nous interagissons avec les appareils et services ambiants. Dans son enquête anthropologique sur les smartphones, le chercheur suisse Nicolas Nova relève combien les utilisateurs emploient ainsi souvent les termes «télécommande» ou «baguette magique», pour décrire ces appareils mobiles exclusifs avec lesquels ils peuvent tout aussi bien commander une pizza qu’éteindre le chauffage. Mais il souligne aussi que cette magie s’accompagne en général d’une grande opacité quant à la façon dont tout cela fonctionne, donnant lieu à un paradoxe de contrôle sans maîtrise. Le spécialiste de l’anthropologie des cultures numériques rappelle par ailleurs que l’impératif de simplicité renferme également des objectifs de séduction et de marketing.