Au festival Ars Electronica, des installations révèlent les ambiguïtés du techno-optimisme
Chaque année à cette saison, la ville autrichienne de Linz vit au rythme du festival Ars Electronica et de ses installations et performances faisant dialoguer art et technologie. Présent à l’événement, ICTjournal vous propose un retour subjectif sur quelques projets intrigants de la manifestation dont le thème central était l’espoir…
Dans la salle dénudée d’un bunker, de grands ballons gonflables en forme de poissons argentés flottent dans l’air. Dotés de multiples capteurs, les animaux naviguent entre les visiteurs et évitent les parois de béton grâce à un serveur central qui guide leurs mouvements. «Cette installation symbolise l'interconnexion et l'adaptabilité de la vie, reflétant la nature changeante de l'existence», explique le descriptif du projet Flock Off du studio thaïlandais bit.studio.
Photo: Ars Electronica
L’installation est présentée dans les sous-sols de Postcity, un centre de distribution postale désaffecté à quelques pas de la garde de Linz, devenu le centre névralgique de l’Ars Electronica Festival. Chaque année à cette saison, la manifestation monstre et ses installations, performances, concerts et autres conférences investissent de multiples sites de la ville autrichienne. Avec plus d’un millier d’artistes et intervenants et 112’000 visites pour l’édition actuelle, le festival est un incontournable pour qui s’intéresse aux liens qu’entretiennent l’art, la technologie et la société.
Reconnecter avec le monde animal
Les poissons volants artificiels font partie de l’exposition HOPE (espoir), thématique centrale d’Ars Electronica 2024. «L’optimisme n'est pas la croyance que les choses vont s'arranger d'une manière ou d'une autre, mais plutôt la confiance en notre capacité d'influencer et d'apporter des améliorations. Et c'est peut-être ce qui décrit le mieux l'essence du principe de l'espoir, non pas comme une posture passive, mais comme une force active qui nous motive à continuer malgré l'adversité», expliquent les curateurs.
La question traverse l’ensemble du festival: face aux enjeux de société et d’environnement, la technologie est-elle un motif d’espérer ou faut-il au contraire s’en détacher? Et partant, l’art peut-il innocemment évoquer ou donner espoir en recourant à la technologie? Pour revenir à nos poissons flottants: nous reconnectent-ils à la nature ou nous invitent-ils à nous émerveiller pour des poissons-machines artificiels? Des poissons orchestrés par un serveur central ne sont-ils pas aux antipodes de l’étonnante synchronie des poissons formant un banc?
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D’autres projets du festival invitent davantage à penser ces questions. Conçue par l’artiste espagnol Marc Villanova, l’installation Cascade figure un intrigant rideau de fils lumineux tombant du plafond, dont la vibration peut être ressentie en les touchant. Le projet se propose de rendre visibles et tactiles les fréquences infrasoniques émises par les chutes d’eau et servant de boussole à certains oiseaux lors de leurs migrations. Pour ce faire, l’installation Cascade a enregistré les sons de cascades et tente de les reproduire via de petits haut-parleurs, sauf que ceux-ci sont incapables d’émettre des fréquences aussi basses. Cette limite technique produit toutefois des vibrations qui activent une fibre optique créant le rideau de lumière. L’installation multisensorielle tente ainsi de faire lien avec le monde animal, tout en témoignant des limites de nos capacités perceptives et de celles de nos dispositifs techniques.
Photo: Ars Electronica
L’ambivalence de l’apport technologique dans notre relation aux animaux est aussi au coeur du projet spéculatif Pawsitive Charge. Avec une bonne dose d’ironie, la designer-informaticienne Julia Hahnl imagine un futur désespéré où nous en sommes réduits à exploiter nos amis à quatre pattes comme source d’énergie. Un premier appareil accroché sur le dos du chien utilise ainsi sa marche et un panneau solaire pour obtenir l’énergie nécessaire à la recharge d’un smartphone. Un second dispositif complémentaire produit de l’énergie grâce à une dynamo placée dans une laisse rétractable. «Le lien entre les humains et les chiens se mêle à l'acte de récolter de l'énergie, créant un étrange mélange d'appréciation et d'abus», écrit Julia Hahnl.
Photo: Ars Electronica
Expériences numérisées
La technologie peut-elle transmettre l’indicible? Deux des projets primés exposés au Lentos, le musée d’art de Linz, se proposent d’utiliser la technologie pour rendre compte de manière inédite d’expériences difficiles à transmettre, avec plus ou moins de succès.
Réalisé par le réalisateur américain Paul Trillo, le clip musical «The Hardest Part» du musicien Washed Out, cherche à reproduire la logique et le flux d’images propres aux souvenirs. Le vidéaste a ainsi choisi de réaliser l’intégralité du clip avec l’IA générative text-to-video d’OpenAI (une première selon le descriptif). «J'ai voulu m'appuyer sur les qualités hallucinatoires et oniriques de SORA plutôt que de dépeindre quelque chose d'entièrement réel. Il s'agit d'essayer de préserver quelqu'un dans le temps, les souvenirs étant fugaces et difficiles à saisir. Les mélanges surréalistes d'environnements et les transitions impossibles - des voitures aux bâtiments en passant par les paysages - créent une dérive fluide à travers le subconscient, en essayant de s'accrocher à ce qui est réel», explique-t-il. Couronné par le Prix Ars Electronica, le clip interroge: prouesse de l’artiste et/ou de l’intelligence artificielle?
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Primée par une mention honorifique, l’installation vidéo Mid Tide #3 est bien moins facile d’accès (et à notre avis bien plus stimulante). Artiste et surfer, le japonais Ryu Furusawa s’attache à faire ressentir l’expérience immersive d’être entraîné par les vagues, contrastant avec celle de contempler la mer depuis la terre ferme. Sa démarche consiste à déconstruire le média vidéo pour inventer autre chose. A partir d’un enregistrement des vagues depuis le rivage en caméra fixe, il superpose chacune des images du film de manière à obtenir un objet 3D - la dimension profondeur remplaçant en quelque sorte le temps. Il opère ensuite des sections transversales et changeantes de cet objet tridimensionnel pour créer une nouvelle vidéo. Chaque image de cette vidéo étant composée de différents moments, il se produit une expérience où l’espace-temps est perturbé, comme on peut l’éprouver balloté par les vagues.
Illustration: Ryu Furusawa
«Réalités» numériques
L’intelligence artificielle générative étant omniprésente à Ars Electronica 2024, plusieurs oeuvres abordent la question du faux et de la représentation du réel dans le monde numérique. Trois d’entre elles ont retenu notre attention.
D’abord Ghost of Google, une oeuvre du taïwanais Pei-Ting Hsieh présentée au sein de la section Campus réservée aux travaux d’étudiants. L’installation consiste en une série d’images saisies de Google Street View. A l’aide de l’IA, les arrière-plans sont supprimés et ne restent que les personnes avec le visage flouté. Un moyen pour l’artiste de faire que ces portraits indésirables pour le logiciel de navigation deviennent les «sujets de contemplation renouvelée».
Photo: Ars Electronica
Ensuite, dans «AI and the Art of Historical Reinterpretation», l’artiste autrichienne Claudia Larcher se propose de combler les lacunes en matière de genre dans l’historiographie en produisant des images d’archive fictives à l’aide de l’IA générative. Dans l’installation, les images sont présentées à l’aide d’un projecteur de diapositives pour accentuer l’impression d’avoir devant les yeux de véritables archives historiques. Un travail qui fait écho à celui de la chercheuse Angela Fan (à laquelle nous consacrions un article en 2022), qui utilise l’IA pour générer et publier automatiquement des biographies de femmes dans l’encyclopédie Wikipedia, à la différence qu’il s’agit là de femmes bien réelles et qu'il ne s'agit donc pas de tromper.
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Photo: ICTjournal
A l’opposé, l’installation Anatomy of Non-Fact se propose non pas de fabriquer des faux-semblants, mais de démystifier l’hyperréalisme des deep fakes. Conceptrice de l’installation, l’artiste polonaise Martyna Marciniak se saisit de l’image du pape portant une doudoune Balenciaga, devenue virale au printemps 2023. En reconstituant physiquement ladite veste et ses accessoires, elle confronte les visiteurs au caractère bizarre de ce qu’ils ont vu. «En créant une sensation accrue d'étrangeté, un état de semi-reconnaissance perpétuelle, en intensifiant le conflit entre les sensations et la création de sens, l'œuvre vise à responsabiliser le spectateur. Elle vise également à cataloguer et à démystifier certains éléments des langages visuels établis, avec leurs préjugés inhérents, leurs lacunes et leurs tropes trompeurs», explique-t-elle.
Images: reddit/u/trippy_art_special et ICTjournal
Généalogie et hubris du pouvoir numérique
Terminons par où l’on aurait dû commencer et par où d’ailleurs notre visite d’Ars Electronica a commencé: la fresque monumentale «Calculating Empires» (les empires calculateurs) réalisée par Kate Crawford et Vladan Joler à qui l’on devait déjà «Anatomy of an AI system». Résultat d’un énorme travail, la nouvelle installation présente sur un panneau de 24 mètres une visualisation à grande échelle de l’évolution conjointe des structures techniques et de pouvoir de 1500 à nos jours. L’axe vertical du panneau correspond à la dimension historique, tandis que l’axe horizontal parcourt quatre thèmes: la communication (infrastructures, interfaces, etc.), le calcul informatique (données, algorithmes, modèles, etc.), la classification (temps, émotions et intelligence, corps humains, etc.) et le contrôle (bureaucratie, systèmes politiques et économiques, police, armée, etc.). Invitant à l’exploration, la carte comprend du texte, mais aussi de nombreux dessins et diagrammes.
«En visualisant ces histoires d'empire entrelacées dans les moindres détails, nous espérons mieux comprendre la situation difficile dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui. Pour reprendre les mots de l'historien français Fernand Braudel, «il s'agit, pour qui veut saisir le monde, de définir une hiérarchie de forces, de courants, de mouvements particuliers, puis de ressaisir une constellation d'ensemble». Calculating Empires invite le visiteur à entrer dans cette constellation», expliquent Kate Crawford et Vladan Joler. La carte «Calculating Empires», qui peut aussi être explorée en ligne, a par ailleurs remporté le grand prix S+T+Arts de la Commission européenne, tout comme Mónica Bello pour son travail à Arts at CERN.
Photo: Ars Electronica
La question du pouvoir et du numérique est aussi au coeur de G80, une installation interactive réalisée par les lausannois de Fragmentin et primée par une mention honorifique. L’oeuvre (dont une première version a été acquise par le Mudac à lausanne) présente un panneau de contrôle où sont disposés 80 curseurs indiquant chacun une variable correspondant aux enjeux mondiaux (salaire minimal, démographie, biodiversité, dépenses militaires, intelligence artificielle, énergies renouvelables, etc.).
G80 sert à critiquer les projets cybernétiques nés dans les années 60 de pouvoir gérer et résoudre les problèmes du monde à la manière d’un système informationnel contrôlé centralement. Le collectif dit s’être inspiré du World Game de Richard Buckminster Fuller, mais il fait aussi penser au projet chilien Cybersin. «En opposition à cette hypothèse technocratique, G80 remet en question l'absurdité de l'idée elle-même. Celle-ci est enracinée dans un système techno-capitaliste épuisé qui refuse de regarder au-delà des modèles mathématiques», explique Fragmentin.
(Photo: ICTjournal)
Ainsi, alors que G80 invite les visiteurs à essayer de stabiliser le monde en modifiant ses variables, ceux-ci se rendent vite compte qu’un changement en produit d’autres. Les efforts de stabilisation sont d’autant plus vains que ces corrélations elles-mêmes changent sans leur intervention - «ce qui ce suggère une interférence de la part d'autres organismes», explique le collectif.
On avait commencé ce tour d’Ars Electronica par le vivant, on le termine par le vivant...