Les chantiers numériques du secteur immobilier
Particulièrement exposé aux méga-tendances numériques, le secteur immobilier suisse travaille à sa transformation numérique. La maturité digitale des entreprises varie toutefois beaucoup selon les métiers et les orientations. Et les sociétés leaders creusent l’écart et gagnent des parts de marché. A l’affût, les start-up cherchent aussi à profiter de ce marché gigantesque.
A quoi ressemblera l’immobilier du futur? Quel sera l’impact du numérique sur les métiers et pratiques du secteur? Peut-être les acheteurs seront-ils en mesure de financer leur villa en crowdfunding, de la dessiner de manière ludique sur leur ordinateur et de partager leurs plans avec les bureaux d’architectes et les entreprises de construction. Peut-être les habitations de demain seront-elles capables de gérer la maintenance des équipements domestiques, d’optimiser en continu leur consommation de ressources et de se préconfigurer à l’arrivée d’un nouveau résident. Peut-être les personnes à la recherche d’un logement recevront-elles des offres basées sur leurs profils sociaux, et qu’elles pourront visiter et meubler virtuellement leurs appartements favoris dans des showroom 3D ou encore explorer à l’avance leur futur quartier à l’aide d’un drone. De tels scénarios ne sont pas improbables et ils pourraient un jour déterminer le succès des entreprises actives dans l’immobilier.
Le secteur, qui emploie quelque 600'000 personnes en Suisse et pèse pour 11% du PIB, est en effet affecté par toutes les mégatendances actuelles liées au digital. De l’économie du partage à l’internet des objets, en passant par la mobilité et la réalité virtuelle. Ainsi, 72% des entreprises suisses actives dans l’immobilier ont désormais intégré le numérique dans leur stratégie, selon une vaste enquête menée par la Haute Ecole de Lucerne (HSLU) auprès de 1'000 professionnels. «Pour nous, la transformation numérique est incontournable pour rester compétitif», confiait récemment Sandro Pfammatter, CIO de Wincasa, au site alémanique Computerworld. L’intérêt pour le numérique touche tous les métiers de l’immobilier: investisseurs, promoteurs, gérances, agences de vente et de location. Mais aussi les cabinets d’architectes, les entreprises de construction et les entrepreneurs généraux. Plusieurs sociétés leaders dans la construction – dont Implenia, Losinger Marazzi, Holcim et Belimo - ont d’ailleurs fondé en janvier dernier l’association faîtière «Bâtir digital suisse» avec l’objectif de fédérer, de coordonner et de soutenir les initiatives de transformation menées par les acteurs de la branche, notamment dans le domaine du BIM (Building Information Modelling).
Des clients digitalisés, insuffisamment analysés
Les velléités de transformation des entreprises actives dans l’immobilier sont indissociables des changements qu’elles constatent chez leur clientèle. S’ils restent relativement loyaux, les clients comparent davantage, ils sont plus sensibles au prix et ils sont mieux informés sur les offres concurrentes, estime la majorité des sociétés sondées par la HSLU. En même temps, les clients exigent des entreprises qu’elles réagissent plus vite et qu’elles leur fournissent des informations et de l’assistance en ligne.
Pour réussir dans cet environnement, les acteurs de l’immobilier misent beaucoup sur leur transformation numérique. Ils y voient un moyen de gagner en vitesse (92%), d’augmenter la qualité de leur offre (71%) et de proposer des produits et services davantage personnalisés (63%).
Mais l’enquête conduite par la HSLU signale aussi de nombreuses lacunes en matière de compréhension des clients chez les entreprises du secteur immobilier. Beaucoup de responsables ne savent pas ce qui a attiré un client vers leur société, comment il a atterri sur leur site web ou s’il a eu un contact personnel préalable. Faute d’analyse des données à leur disposition, la customer journey des clients et l’articulation entre canaux online et offline demeurent un mystère pour plus d’un tiers des entreprises de la branche.
Plus inquiétant sans doute, les indicateurs financiers clés ne sont pas mieux connus. Ainsi, deux tiers des sociétés sondées ne connaissent pas le détail de leurs revenus par client et un tiers ne connaît pas ses coûts de ventes.
De l’optimisation de l’existant à la création de nouveaux modèles d’affaires
Les entreprises du secteur immobilier recourent d’ores et déjà à de multiples technologies numériques. Les portails immobiliers, les systèmes d’information géographique, les outils d’évaluation, les logiciels de gestion et les solutions CAD sont employées par plus de 40% des sociétés sondées par la HSLU. Beaucoup d’entreprises souffrent néanmoins de solutions peu intégrées ralentissant leurs processus. C’est d’ailleurs dans ce domaine que les entreprises ont surtout investi (voir graphique). Le CIO de Wincasa explique ainsi que la suppression de systèmes vieillis est une dimension clé de la transformation digitale de sa société, tout comme la consolidation de solutions isolées et le déploiement d’un CRM transverse.
En revanche, des technologies plus innovantes, comme la réalité virtuelle, les visites vidéo, la modélisation et l’impression 3D, les drones ou les logiciels de facility management sont utilisés par moins de 20% des sociétés. Un chiffre qui n’étonne pas Didier Waldmeyer, patron de l’agence digitale romande L’Avenue Digital Media, qui compte plusieurs clients dans le secteur. «Rares sont les entreprises immobilières qui s’intéressent à des technologies innovantes, comme la 3D ou la réalité virtuelle. Bien souvent, on préfère nous demander de produire une maquette conventionnelle», regrette le responsable.
Par ailleurs, le digital n’est que rarement exploité pour développer de nouveaux modèles d’affaires, même si la situation pourrait changer ces prochaines années (voir graphique). Dans la même veine, la moitié des entreprises rechigne pour l’heure à laisser la clientèle se fournir par ses propres moyens – un modèle d’affaires pourtant typique du digital.
Concurrence internationale et start-up immotech
Outre les clients, le numérique change aussi l’environnement concurrentiel du secteur immobilier. De l’avis des sondés, la concurrence se fait ainsi plus forte tant au niveau des coûts que de la qualité.
Les technologies facilitent d’autre part la venue de nouveaux entrants, qui profitent d’informations disponibles sur le marché, d’un accès facilité aux plateformes numériques, d’une internationalisation plus aisée ou encore d’économies d’échelle. Les sociétés actives dans l’immobilier jugent probable l’arrivée de start-up (91%), de concurrents internationaux (78%), ou encore d’entreprises d’autres secteurs (75%).
En Suisse, plusieurs start-up sont d’ailleurs déjà actives dans de nombreux domaines de l’immobilier :
Investissement
Deux start-up suisses nées ces derniers mois se proposent de financer des biens immobiliers via le crowdfunding. Dernière en date, la jeune pousse genevoise SwissLending a lancé début 2016 une plateforme permettant aux promoteurs immobiliers d’emprunter des fonds propres via le financement participatif. La société a déjà conclu deux projets de financement, l’un à Lancy (GE) et l’autre en France. Autre acteur sur ce marché, la start-up zurichoise Crowdhouse a déjà financé neuf biens immobiliers via sa plateforme de crowdinvesting. L’esprit est ici différent puisqu’il ne s’agit pas de prêter des fonds à un promoteur pour une durée réduite, mais de se porter acquéreur d’un bien immobilier pour une durée plus longue. Les investisseurs devenant ainsi co-propriétaires et inscrits comme tels au registre foncier.
Achat-location-vente
La start-up PLZ utilise l’analyse algorithmique pour identifier les biens immobiliers au rendement le plus intéressant. Ses robots scannent les pages d’une vingtaine de sites web et prennent en compte plus de 100'000 références d’objets proposés à la location. Les rapports des biens offrant les meilleurs taux de rendement sont envoyés par mail aux clients, qui s’abonnent à ce service pour une durée minimum de trois mois. La start-up peut aussi s’occuper de la négociation, de la quête du meilleur financement, de l’acquisition et de la gestion du bien – autant d’étapes proposées à la carte.
Gestion immobilière
Active à l’origine dans l’internet des objets, la jeune pousse bâloise Qipp, rebaptisée récemment Allthings, s’est repositionnée dans l’immobilier et propose des apps modulaires facilitant l’interaction entre résidents, propriétaires et gérants, avec des informations concernant les équipements, mais pas seulement. La solution a été notamment déployée par la société immobilière Losinger Marazzi dans les 729 appartements de l’éco-quartier zurichois Greencity.
De son côté, la start-up fribourgeoise Homepad propose depuis 2012 une app sur tablette destinée aux agences pour réaliser un état des lieux locatif complet et le gérer dans le cloud. La jeune pousse est née de la collaboration entre un professionnel de l’immobilier et un spécialiste IT.
Visites virtuelles
La start-up alémanique Spectando a développé une app pour smartphone permettant de créer facilement des vidéos 360° d’un bien immobilier. Pour se faire connaître, la jeune pousse collabore actuellement avec le portail newhome.ch. Les utilisateurs qui publient un bien sur le portail immobilier reçoivent un lien pour télécharger l’app de Spectando afin de créer et d’ajouter un vidéo-tour à leur annonce. Un modèle analogue à celui la jeune pousse genevoise Hovve, qui propose une app permettant aux agences immobilières de créer simplement des visites virtuelles et de les publier sur leurs propres sites ou sur les portails les plus populaires.
Toujours dans la logique de démocratiser la création de visites virtuelles, la start-up zurichoise Archilogic, propose enfin sur sa plateforme de créer à peu de frais des tours virtuels 3D à partir d’un plan de sol. Le particulier ou le professionnel n’a qu’à uploader un PDF de son appartement et il reçoit 24 heures plus tard un modèle 3D interactif qu’il peut personnaliser, meubler et publier. Avec des clients dans 33 pays, Archilogic a numérisé 50 millions de mètres carrés de surface intérieure, depuis sa création en 2014.
Transformation digitale: les leaders et les autres
Qu’elles soient le fruit de leur département IT ou de la collaboration avec des fournisseurs et des start-up, de nombreuses entreprises actives dans l’immobilier investissent dans l’innovation digitale. Parfois même de manière assez disruptive si l’on pense au promoteur Roland Morisod qui s’est essayé début octobre à la fixation dynamique des loyers via la plateforme d’enchères Cronodeal.ch.
Reste que, de manière générale, la maturité digitale des entreprises du secteur immobilier est très contrastée. C’est le constat principal de l’étude de la HSLU qui a établi un baromètre digital des entreprises sondées sur la base de critères tels que le recours systématique à l’analyse de données, la création de valeur client via les outils digitaux ou l’augmentation des revenus et la réduction des coûts obtenues grâce au digital.
L’évaluation menée par la HSLU apporte plusieurs résultats intéressants. En premier lieu, les grandes entreprises sont en moyenne bien plus avancées dans leur transformation digitale. Deuxième constat, la maturité est très différenciée selon les métiers. Se i les coentreprises commercialisant des biens et les investisseurs se montrent innovantes, les entreprises de construction et les bureaux d’architectes sont bien moins placés, quand bien même ces derniers se considèrent comme innovants. Troisième résultat du baromètre, entre des entreprises du même métier et de même taille, celles qui sont actives à l’international sont plus avancées en matière de digital que les acteurs focalisés sur le seul marché suisse.
Qu’est-ce qui caractérise les entreprises les plus digitales du secteur immobilier suisse? Selon l’étude, les digital leaders recourent davantage à l’analyse de données. Ils connaissent ainsi leur marché et sont mieux préparés aux évolutions futures. Les digital leaders sont aussi davantage focalisés sur l’établissements de nouveaux modèles d’affaires générateurs de qualité, ce qui les met à l’abri de la pression sur les prix. Les digital leaders utilisent aussi les canaux online de façon conséquente et adoptent avec succès des modèles omni-channel. Grâce à leur avance, les digital leaders sont capables d’attirer les meilleurs collaborateurs, ce qui facilite leur transformation. Enfin, l’avance des digital leaders fait aussi qu’ils enregistrent de meilleurs résultats financiers et gagnent des parts de marché. «Ces avantages indiquent que l’écart va encore s’agrandir et que les retardataires vont être expulsés du marché à moyen voire à court terme», concluent les spécialistes de la HSLU.