Acteurs & branches

Gaël Gioux, Groupe Mutuel: «Les attentes autour de l’IA et de la data existaient avant l’IA générative»

Gaël Gioux est à la tête du domaine Data & Analytics au Groupe Mutuel. En interview, il explique les projets IA et ­GenAI menés chez l’assureur-maladie, leurs enjeux organisationnels et techniques, les choix qui sont faits, et l’importance de les orienter sur la stratégie de l’entreprise.

Gaël Gioux est à la tête du ­domaine Data & Analytics au Groupe Mutuel. (Source: DR)
Gaël Gioux est à la tête du ­domaine Data & Analytics au Groupe Mutuel. (Source: DR)

En tant que Chief Data & Analytics Officer, avez-vous hérité de façon naturelle des projets autour de l’intelligence artificielle?

Les initiatives IA sont scindées en deux parties: celles mises en œuvre par le domaine Technologies (IT) et celles du secteur Data & Analytics, qui est rattaché au domaine Prestations Individuelles, dans le métier. Nous avons démarré les premiers projets IA il y a environ trois ans avec un modèle de calcul du churn (attrition de clientèle) et la détection d’anomalies, tandis que l’IT a lancé des projets IA davantage orientés sur l’optimisation des processus opérationnels. L’IA progresse donc dans les deux équipes et il va sans dire que nous partageons nos connaissances en la matière. Côté Data & Analytics, le besoin de recourir à l’IA est né de la demande des métiers de disposer d’analyses avancées. Nous avons recruté des spécialistes et nous avons monté une équipe qui compte aujourd’hui six ou sept data scientists, sur la cinquantaine de collaborateurs du secteur Data & Analytics.

Cherchez-vous à mutualiser les efforts, compétences et outils IA entre les domaines Data & Analytics et IT?

Nous ne disposons pas à proprement parler de plateforme technique commune, mais nous employons les mêmes outils. Il y a par ailleurs une volonté de gouvernance transverse, qui vise à ne pas disperser nos efforts et à s’assurer que les mêmes règles s’appliquent en termes de contrôle du risque et de conformité à tous les projets IA, qu’ils émanent de l’IT ou de Data & Analytics.

Dans votre domaine, les projets IA naissent-ils toujours d’une demande métier ou cherchez-vous également à promouvoir les possibilités de cette technologie auprès du métier?

Plusieurs logiques coexistent. Le projet sur le churn est né, avant même que nous ne disposions d’une cellule marketing, de la volonté de la direction de mieux comprendre les raisons pour lesquelles certains assurés partent. Aujourd’hui, les demandes des métiers touchent aussi bien l’optimisation des opérations en coulisse que la transformation côté client, comme la personnalisation accrue des interactions avec nos assurés. En parallèle, nous conduisons des programmes plus exploratoires. Sur la base de la stratégie du groupe, nous essayons de devancer les besoins métiers, mettons en place des fondations techniques et de données et commençons à travailler sur certains algorithmes qui nous seront utiles. Si l’on était dans un mode purement réactif, nous nous focaliserions exclusivement sur le besoin à court terme. Il faut avoir aussi une vision à plus long terme.

Abordons vos projets concrets. Quel est pour vous un projet emblématique de l’emploi de l’IA côté opérationnel?

Ce que nous faisons en matière de détection d'anomalies et de fraudes me paraît emblématique d’un projet développé conjointement avec le métier et de façon itérative. Nous avons vraiment commencé par comprendre la réalité de leur besoin, la façon dont ils détectaient les anomalies et les fraudes sur la base des factures reçues des prestataires, des hôpitaux ou directement des assurés. Nous avons utilisé l’IA, d’abord pour automatiser leurs pratiques, déployer à l’échelle et gagner en efficience. Et puis pour élargir les techniques de détection. En voyant ce que l’IA est capable de faire, le métier développe de nouvelles idées: des techniques qui seraient très compliquées à réaliser manuellement deviennent envisageables. Et si nous voyons qu’elles ont un impact important, nous les développons. L’assortiment de techniques et de modèles algorithmiques s’étoffe et évolue ainsi en permanence au gré des idées, des cas qui remontent ou de l’évolution du marché. Si je prends le cas de la détection des doublons, le fait que nous recevions désormais des documents PDF nous amène à analyser et à comparer d’autres éléments qu’avec les factures papier scannées.

Développez-vous des projets dans le domaine de l’IA ­générative?

Oui, nous sommes notamment en train de développer un chatbot facilitant la compréhension des modèles d’assurance. C’est l’un des principaux motifs d’appels à notre service client, sachant que nous avons de nombreux produits avec des conditions qui changent. Il faut s’assurer que les réponses sont à jour et cohérentes et on se rend vite compte que l’enjeu de l’IA générative ne diffère pas de celui de l’IA classique: l’important c’est la bonne gouvernance des données qui les alimentent.

Vous utilisez un modèle RAG?

En effet, et dès le départ la question a été de déterminer quelles données employer vu que nous avons de multiples sources de réponses dans l’organisation, et qu’elles ne sont pas toujours concordantes. Cela va des polices elles-mêmes à la base de connaissances du CRM jusqu’aux fichiers individuels employés par les agents du centre d’appel. Nous avons finalement décidé d’utiliser les polices d’assurance comme source de vérité, vu que ce sont elles qui font foi du point de vue légal. Le problème c’est que les polices sont difficiles à comprendre pour des humains, et qu’elles le sont aussi pour une IA. Il a fallu faire un gros travail de chunking et d’indexation – c’est là en fin de compte que réside la complexité d’un tel projet, davantage que dans les prompts par exemple. Comme dans toutes les applications IA, tout dépend des informations qui sont mises à disposition, de leur cohérence, de leur validité, du respect de leur confidentialité.  Qu’il s’agisse de données structurées ou non structurées, une entreprise qui n’est pas prête au niveau des data, n’est pas prête pour l’IA.

Qu’en est-il de la confidentialité? J’imagine que vous recourez à un modèle tournant dans le cloud…

Oui, nous utilisons un modèle d’OpenAI via Azure. Pour des raisons de conformité et de protection des données, le chatbot ne traite cependant aucune information relative aux prestations. Contrairement à un collaborateur qui va peut-être consulter les dépenses passées d’un assuré pour répondre à une demande, le chatbot n’a pas accès à ce type d’informations.

Et les coûts? On sait que la facture de services GenAI peut prendre l’ascenseur…

Nous sommes aujourd’hui en phase pilote, mais la question va bien sûr se poser. Nous avons cependant des moyens d’agir, nous testons par exemple des modèles moins onéreux. Comme en général avec le cloud, on sait que si l’on n’y fait pas attention, l’utilisation grimpe et les coûts augmentent rapidement. Il importe de mettre en place des pratiques FinOps pour surveiller cette évolution.

Comment gère-t-on un tel outil pour qu’il soit vraiment utile, je pense notamment à l’interaction des agents avec le chatbot?

Comme je l’évoquais, il y a d’abord ce travail important de chunking, de découpage des connaissances pour que les réponses soient adaptées. En ce qui concerne l’interaction avec le chatbot, nous sommes partis du principe que l’agent veut une réponse rapide, qu’il puisse l’obtenir simplement, par exemple en saisissant des mots-clés sans avoir forcément à taper la question. Mais nous cherchons à rester flexibles et nous expérimentons différents cas d’usage. Potentiellement, l’outil pourrait être proposé en direct aux clients via leur application, et là les questions risquent d’être très différentes. Commencer par une utilisation interne nous permet de valider la qualité et la cohérence des réponses du chatbot.

Ces divers outils permettent de gagner en productivité, mais ils peuvent aussi susciter des craintes chez vos collaborateurs. Comment abordez-vous ces questions?

De manière générale, l’IA peut susciter des craintes et surtout celle du remplacement. J’estime toutefois que dans les projets IA que j’ai évoqués, nous sommes capables de montrer aux collaborateurs que ces outils sont avant tout une aide. C’est dans cette optique que nous les déployons et que nous formons et accompagnons les collaborateurs. Dans la détection des fraudes, l’automatisation permet surtout de développer de nouvelles idées, et dans le centre d’appel, le chatbot est de nature à soulager les équipes au vu de la complexité croissante des produits. Nous nous attendons donc à des gains aussi bien en productivité qu’en qualité. Même si l’on met un jour en place un chatbot côté client, les assurés continueront d’appeler, ne serait-ce que pour avoir une confirmation. L’outil permettra peut-être de répondre aux demandes les plus simples et d’absorber en partie les pics de volume d’appels.

Nous avons abordé deux projets IA axés sur les opérations, réfléchissez-vous aussi à utiliser ces technologies pour transformer votre offre?

Oui, mais de manière plus exploratoire, par exemple avec ce qu’on appelle les chemins de santé. En tant qu'acteur du système de santé, nous gérons des données, dont nous estimons qu’elles pourraient potentiellement servir à optimiser les parcours de santé, au niveau des coûts mais surtout de la qualité des résultats. En collaborant avec les hôpitaux et en recourant à l’IA, nous serions peut-être en mesure de prédire sur la base de ses antécédents que tel patient auquel on a mis une prothèse bénéficierait de tel suivi plutôt que de tel autre, et d’adapter ainsi son traitement. Cela s’inscrit dans la démarche du Groupe Mutuel de promouvoir un système de santé basé sur la qualité plus que sur la quantité des soins. Plusieurs pays expérimentent ainsi le Value Based Health Care (VBHC), où la qualité clinique et le résultat ressenti par le patient sur la durée influencent a posteriori la rémunération de l’acte effectué par le prestataire de soins.

On parle de données auxquelles les assureurs n’ont pas accès…

Nous avons effectivement uniquement accès à des données de facturation et pas aux données proprement de santé. En tout état de cause, nous ne traitons les données que de manière agrégée. Ce genre de développement ne peut de toute manière se concevoir qu’au sein d’un écosystème de santé et d’une communauté d’acteurs qui cherchent ensemble à analyser les cas et à déterminer les prises en charges les plus pertinentes, et qui recourent à cet effet aux data et à l’IA. Techniquement, il est d’ailleurs déjà possible à plusieurs organisations de travailler sur des données sans pour autant se les dévoiler. Je pense vraiment qu’en tant qu’assureur, nous avons un rôle à jouer dans cette approche de la santé basée sur les résultats et la donnée.

Vous avez souligné combien une bonne gouvernance des données est déterminante pour le succès des projets IA. Quelle est la maturité du Groupe Mutuel en la matière?

Globalement, je pense que nous avons un paysage de données bien maîtrisé. Comme pour d’autres services financiers, notre actif ce sont les données. Les données opérationnelles, les factures, les contrats, etc. sont particulièrement bien maîtrisées, vu que les organismes de contrôle (la FINMA et l’OFSP) sont très sensibles à la façon dont nous les traitons. A côté de cela, nous avons d’autres données, qui ne sont pas forcément encore au même stade de maturité. Dans le domaine de la connaissance client, les besoins évoluent vite: on développe une app et ce sont tout de suite de nouvelles données d’interactions à gérer.

Sur quelles plateformes techniques gérez-vous vos données?

C’est un environnement hybride. Nous avons un data warehouse sur site, bâti en même temps que notre ERP sur base Oracle, et qui est la pierre angulaire de la maîtrise des données opérationnelles. En parallèle, nous avons construit depuis trois ans une plateforme sur Azure, qui complémente le data warehouse et nous sert à développer les modèles IA, avec la possibilité de recourir directement à des outils comme Databricks et aux modèles de compagnies comme OpenAI.

Trouvez-vous facilement des data scientists maîtrisant l’outillage IA de Azure?

Il y a sans cesse de nouveaux services et le paysage de compétences devient de plus en plus large et complexe. On ne va donc pas forcément chercher à recruter quelqu'un ayant toutes les compétences voulues, mais plutôt chercher la personne qui a le potentiel pour se développer. Beaucoup de personnes dans l’équipe étaient familières avec le data warehouse sur Oracle, mais du tout avec Azure. Il y a une base de formation, qui est nécessaire, mais après, je pense que c’est par la pratique de tous ces nouveaux services qu’on développe ses compétences, en mettant en place des use cases et des projets qui permettent de rentrer dans les thématiques, en infusant parfois de la connaissance externe et en mettant les personnes en contact pour se former.

Comment développez-vous les compétences métier de vos data scientists, sont-ils rattachés à un domaine d’application?

C’est une question d'actualité. Historiquement, il y a sans doute une spécialisation par métier ou client. Cela s’explique notamment par le fait que certaines données sont relativement complexes et demandent une connaissance poussée, notamment les données de facturation et le système TARMED. On essaie tout de même de promouvoir un peu de transversalité à la fois au niveau technique et au niveau métier, en incitant les spécialistes à participer à des projets croisés pour diversifier leurs compétences. On ne peut pas être expert partout, mais il faut suffisamment de flexibilité pour répondre à la variabilité des demandes métier et technique.

Il y a dix ans, les responsables IT ont vécu leur heure de grâce mais aussi de grandes attentes avec l’impératif de la transformation numérique. Les responsables data vivent-ils aujourd’hui quelque chose de semblable avec l’engouement pour l’IA?

Je pense que les attentes autour de l’IA et de la data existaient avant l’IA générative. Au Groupe Mutuel, nous avions déjà mis en place une stratégie data validée par la commission d’innovation du Board. Je vois donc le buzz autour de l’IA générative comme une confirmation. Les use cases d’IA génératives sont clairement poussés, mais ils nous aident aussi à mettre en avant le besoin de gouverner la data. Je pense que c’est bénéfique dans l’ensemble des industries. J’entends beaucoup de confrères qui ont le même sentiment, et que tout cela remet la donnée en haut de l’agenda.

Vous évoquez votre stratégie data. Quelles en sont les lignes ­directrices?

La stratégie data et la stratégie IA n’ont de sens que si elles résonnent avec la stratégie d'entreprise. Notre stratégie d'entreprise, c’est d'être le partenaire santé et prévoyance des clients privés et entreprises, et cela a des implications en termes de relation et d’expérience client. Donc typiquement, les données et l’IA doivent commencer par permettre de mieux comprendre le client et de lui proposer des interactions qui soient pertinentes pour ses besoins et personnalisées selon ses préférences. Ensuite, il y a la question du développement de produits et services s’appuyant sur l’IA et les données, que j’ai évoquée avec les chemins de santé aussi. Enfin, l'aspect opérationnel. Là aussi, les données et l’IA peuvent aider à optimiser nos coûts, à être plus efficients dans la façon dont nous traitons le besoin du client.

Webcode
G3xuaoDw