Travail hybride, la grande expérimentation
Le travail hybride est dans l’air du temps. 100% des organisations romandes sondées par ICTjournal l’ont adopté ou comptent le faire. Sur le papier ce changement semble de nature à satisfaire tant les entreprises que leurs collaborateurs. L’incertitude est toutefois grande quant à la forme précise que prendra le travail hybride et quant aux défis qui se présenteront. Des expérimentations semblent inévitables.
Après la généralisation contrainte du télétravail, les entreprises sont de plus en plus nombreuses à adopter le travail hybride de manière cette fois volontaire. Et pour celles qui le pratiquaient déjà avant la pandémie, la combinaison de jours de travail à domicile et au bureau va dans bien des cas s’étendre et se formaliser. Selon une enquête internationale d’EY, 79% des organisations projettent des changements pour permettre le travail hybride. Et la vingtaine de CIO romands sondés par ICTjournal indiquent tous que leur organisation a des projets aboutis ou en cours dans le domaine.
Convergence d’intérêts
La logique de ces changements semble implacable. Il y a tout d’abord une demande de la part des employés, qui souhaitent à la fois retrouver leurs bureaux et leurs collègues, et bénéficier dans la durée d’un travail à domicile dont ils ont pu expérimenter les avantages. Selon une enquête de PwC, 72% des professionnels souhaitent aujourd’hui profiter d’un mode de travail hybride. Ils en attendent notamment un meilleur équilibre entre vie privée et professionnelle et une amélioration de leur bien-être, d'après une étude de McKinsey.
Source: Enquête ICTjournal auprès de CIO romands, 2021 (N=20)
Les arguments en faveur du travail hybride ne manquent pas non plus du côté des entreprises. Il y a d’abord le fait que les employeurs ont eu l’occasion de vérifier la faisabilité technique du télétravail et de constater que la productivité n’en a guère souffert, voire qu’elle a augmenté. Il y a ensuite le souhait d’améliorer le bien-être et de mieux prendre en compte les besoins et préférences de leurs collaborateurs (voir graphique ci-dessus). Alors que les talents sont un enjeu dans tous les secteurs, satisfaire la demande de flexibilité peut renforcer la loyauté des spécialistes et assurer l’attractivité de l’entreprise dans ses recrutements. Selon une enquête récente menée en Suisse, la flexibilité est déterminante pour la moitié des candidats et un sur trois ne veut pas d’un employeur lui interdisant le travail à domicile.
Certaines organisations voient aussi dans le travail hybride l’opportunité de réduire ou de réaménager les espaces physiques de travail, de recruter des talents résidant dans d’autres pays ou encore d’accélérer et de légitimer les initiatives de numérisation et d’automatisation des processus.
Un mode disparate et expérimental
Si les entreprises partagent dans la plupart des cas les mêmes motivations d’adopter le travail hybride, les contours et l’étendue de leurs initiatives sont en revanche très variés. Treize parmi les vingt organisations romandes qui ont participé à notre sondage comptent proposer un ou deux jours maximum en télétravail à leurs collaborateurs, deux entreprises proposeront trois ou quatre jours, et une entreprise projette un tournus avec la moitié des employés au bureau et l’autre à domicile. Sans compter que les entreprises auront sans doute des politiques très différentes quant au degré de flexibilité et au choix laissé aux collaborateurs de répartir leurs journées au bureau et en télétravail.
S’ajoutent aussi des différences au sein même des organisations. Ainsi, deux tiers des entreprises romandes sondée par ICTjournal ne proposeront le travail hybride qu’à un partie de leurs équipes. Dans la plupart des cas, le mode sera réservé à certains métiers et fonctions, plus rarement à certains niveaux hiérarchiques. Au sein même du département IT, 30% des CIO romands sondés indiquent que certaines fonctions n’auront pas la possibilité de télétravailler certains jours.
Ces disparités sont naturellement liées au fait que dans certains secteurs et dans certains métiers, le travail à distance semble impossible. Ces différences de traitement ont été acceptées dans le cadre exceptionnel de la pandémie, mais elles risquent de l’être beaucoup moins dans un cadre normalisé. Près de la moitié des managers sondés par EY estiment ainsi qu’un des plus grands risques du travail hybride sera d’être capables de traiter les collaborateurs de manière équitable et d’éviter que ne se crée une dynamique avec des rôles nantis et des rôles démunis. «Le désir de flexibilité dans le travail n'est pas seulement important pour les cols blancs, relève Emily Strother, analyste chez Gartner. Il l’est aussi pour les travailleurs dont l'emploi ne correspond pas à cette description, comme les employés du commerce de détail, le personnel essentiel sur site ou les techniciens IT de terrain».
Outre les disparités qu’ils peuvent créer, les projets de passage au travail hybride peuvent aussi plonger les employés dans l’incertitude. Selon une étude McKinsey, alors que les collaborateurs souhaitent des directives claires, la plupart des organisations n’a pas pour l’heure communiqué clairement sur les changements à venir. «De nombreuses organisations semblent avoir des difficultés à se déterminer en matière de flexibilité du travail - elles savent qu'elles doivent s'adapter mais hésitent à mettre en œuvre des plans fermes», estime Liz Fealy, d'EY Global People Advisory Services.
Difficile en même temps de donner tort aux organisations: le travail hybride recèle de tant d’inconnues, qu’il semble illusoire de décider un plan définitif. «Un modèle hybride est plus compliqué qu'un modèle entièrement à distance. À l'échelle, son application sera un événement sans précédent dans lequel toutes sortes de normes acceptées depuis des décennies seront mises à l'épreuve. Les dirigeants sont loin de savoir comment cela fonctionnera», relève McKinsey.
Défis humains et organisationnels
De nombreux défis et incertitudes concernent l’organisation des collaborateurs et des équipes travaillant en mode hybride. La logique veut que l’on privilégie le télétravail pour des tâches exigeant de la concentration ou pour des meetings routiniers et cadrés, et au contraire le bureau pour des réunions nécessitant davantage d’échanges ouverts. Réunir les tâches propices au télétravail dans les mêmes journées peut cependant s’avérer difficile pour le collaborateur, et ne parlons pas de la synchronisation cette fois d’une équipe entière.
Avec des équipes séparées entre collaborateurs à la maison et au bureau, les managers devront par ailleurs davantage veiller à ce que tout le monde dispose des mêmes informations et travaille dans la même direction. «Le travail hybride exige que l’on valide et contrôle régulièrement l'alignement des équipes sur les objectifs à atteindre», commente Assia Garbinato, en charge de l’Unité de Support Digital & Innovation de Romande Energie.
Source: Enquête ICTjournal auprès de CIO romands, 2021 (N=20)
A cela s’ajoute que les employés travaillant davantage à domicile peuvent de se déconnecter de l’entreprise et de leur managers, qui sont naturellement davantage au fait du travail des collègues se trouvant physiquement dans les bureaux. Les télétravailleurs risquent de réagir à cette déconnexion par le présentisme physique au bureau, ou par une hyper-présence virtuelle avec des communications superflues «pour montrer que l’on est là et que l’on travaille». Tâche aux responsables de l’éviter en accordant la confiance indispensable aux collaborateurs à distance et en veillant à ce qu’ils soient traités également en matière de contrôle et d’avancement.
La pérennité du télétravail qui va avec le travail hybride, entraîne aussi un appauvrissement des apprentissages implicites, des échanges informels et des discussions ad-hoc qui font la culture de l’entreprise et alimentent ses innovations. En analysant les données de communication des employés de Microsoft, des chercheurs ont ainsi constaté que durant le confinement les collaborateurs ont surtout échangé avec les collègues qu’ils connaissaient bien et plus du tout développé de nouvelles relations, synonymes de perspectives nouvelles. Les responsables en sont d’ailleurs conscients: les principaux défis relevés par les CIO romands sont le relationnel, la culture et l’innovation (voir graphique ci-dessus).
Ce n’est qu’en expérimentant le travail hybride et en étant attentifs à tous ces défis que les entreprises vont peu à peu trouver le mode de travail hybride qui leur correspond. «A mon avis, c'est le télétravail qui doit s'adapter à l'entreprise, et non pas le contraire», résume Francisco Gomes, CIO et COO de la Loterie romande. Dans tous les cas, c’est une grande expérimentation qui commence...