People Analytics

Analyser les collaborateurs et coacher les managers avec des algorithmes

Travail hybride, quiet quitting, interrogations sur la productivité et l’engagement, ré-arbitrages entre bien-être et travail, perte de confiance. Face aux enjeux actuels de gestion des collaborateurs et de la culture d’entreprise, les solutions de people analytics se popularisent, tant pour analyser que pour orienter les comportements des collaborateurs et de leurs managers. Ces outils dans l’air du temps présentent cependant de nombreux risques.

(Source: Unsplah+/Getty)
(Source: Unsplah+/Getty)

Il y a quelques mois, NetDragon WebSoft annonçait que ses opérations seraient désormais supervisées par une robot humanoïde baptisée Tang Yu. Active dans les jeux vidéos, la firme chinoise expliquait que la nouvelle CEO dotée d’intelligence artificielle devrait jouer un rôle essentiel dans le développement des talents et assurer un lieu de travail équitable et efficace pour tous les employés. «Nous sommes convaincus que l'IA est l'avenir de la gestion d'entreprise, et la nomination de Mme Tang Yu reflète notre engagement à véritablement adopter l'utilisation de l'IA pour transformer la façon dont nous gérons notre entreprise et, en fin de compte, stimuler notre croissance stratégique future», déclarait le président de la société. Le coup marketing de l’entreprise a bien fonctionné, la presse internationale relayant en masse la nouvelle de cette première IA officiant comme CEO. 

On n’en est toutefois pas encore à voir les IA se substituer aux cadres, mais on s’en approche. De nombreuses entreprises recourent en effet déjà à des systèmes intelligents pour gérer et coacher leurs employés et leurs managers, et cela ne concerne pas que les chauffeurs Uber.

Les people analytics dopés par la pandémie

La pandémie a notamment accéléré l’adoption des people analytics, à la fois une pratique et une catégorie de logiciels destinés tant à prendre le pouls qu’à améliorer «l’expérience des employés». Avec ces outils, nombre d’entreprises ont cherché à maîtriser et à reproduire sur un mode intentionnel et numérique, ce qui pouvait se dérouler de manière naturelle sur le lieu de travail. 

Ainsi, les sondages éclairs et tableaux de bord proposés par Culture Amp et RogerHR pallient la difficulté d’observer si les collaborateurs distants vont bien et sont motivés. Tandis que des mesures de l’activité sur les logiciels servent de signaux pour savoir si les employés sont productifs, ou s’ils sont surchargés, à l’image de ce que Microsoft propose avec sa plateforme Viva lancée en 2021. Sans oublier les fonctionnalités permettant de créer des moments de rencontre virtuels ou de se féliciter entre collègues.

A bien des égards, les conditions qui expliquent le recours aux people analytics n’ont pas changé avec la fin de la crise sanitaire. Le travail hybride se dessine aujourd’hui comme la nouvelle norme, et les défis de sa mise en pratique demeurent. Les questionnements des employés sur le sens de leur travail et leur bien-être perdurent eux aussi, comme en témoigne le phénomène du quiet quitting. Si bien que l’engouement pour les logiciels d’analyse des collaborateurs ne faiblit pas. «L’énorme investissement dans les people analytics suite à la pandémie n’était pas un simple «feu de paille» et les responsables RH apprécient plus que jamais l’apport de ces outils», constatent les auteurs d’un rapport sur les tendances du domaine. La fonction de Human Resources Analytics Manager est d’ailleurs le deuxième emploi connaissant la plus forte croissance aux Etats-Unis, selon une analyse de Linkedin.

De la mesure de l’employé à l’action du manager

L’intérêt croissant pour ces outils s’explique aussi par trois tendances de fond: la volonté des entreprises de gérer davantage d’aspects de l’expérience des employés susceptibles d’affecter leur productivité (bien-être, stress, engagement, cohésion avec les collègues, etc.), et celle de gérer les collaborateurs d’une manière plus scientifique, objective et personnalisée. 

Les solutions people analytics se développent d’ailleurs selon ces deux mêmes axes. Premièrement, les outils s’alimentent de nouvelles sources d’informations (données d’activité des logiciels bureautiques, analyse de sentiment sur les réponses aux sondages, capteurs d’activité dans les bureaux, voire capteurs de signaux physiologiques) pour renseigner l’expérience de façon plus objective et étendue, à l’image des recherches pour prédire un burnout chez une personne.

Deuxièmement, les solutions avancent dans la boucle cybernétique. Une fois que l’on dispose de données sur les employés, on peut faire davantage que de les présenter dans un tableau de bord. On peut détecter des soucis (un problème de cohésion dans le département X), on peut prédire des problèmes (un risque de départs en masse dans la filiale Y), et surtout on on peut recommander ou exécuter des actions ciblées. De nombreux outils destinés initialement à entendre «la voix des employés» se muent ainsi en outils de «coaching» prodiguant des conseils et autres nudges personnalisés à ces mêmes collaborateurs. A l’instar de Viva Insights qui va par exemple recommander à un employé surchargé de s’aménager des moments de concentration dans son calendrier, à la manière d’une app de quantified self.

Dans une direction complémentaire, le domaine des people analytics converge par ailleurs avec le coaching en leadership. Rien de plus normal. Dans une large mesure, les fonctionnalités de ces outils se rapprochent des tâches dévolues aux managers directs. C’est eux qui sont supposés être à l’écoute des collaborateurs et de leurs soucis, et c’est à eux de faire en sorte que les gens collaborent, que l’ambiance soit bonne, que la performance soit au rendez-vous, etc. Sans compter que les responsables d’équipe ont été au front lors du passage au télétravail et que c’est eux qui le sont à nouveau pour trouver des compromis entre la poursuite du travail flexible souhaitée par les employés et le serrage de vis souhaité par les directions. Et c’est des managers enfin que l’on dit qu’ils sont déterminants dans l’expérience des employés et leur loyauté à l’organisation.

Coach intelligent pour managers

De nombreux outils de people analytics se présentent ainsi comme des outils tant pour faciliter et améliorer le travail des managers, que pour aligner leurs pratiques sur la stratégie et la culture de l’organisation. La solution de la start-up romande RogerHR permet par exemple aux managers d’évaluer et de faire le suivi des demandes des collaborateurs, mais aussi leur rappelle les conversations à avoir avec eux. «Avant un entretien avec un collaborateur, le manager va pouvoir consulter les objectifs de la personne, se rappeler des engagement pris, consulter les feedbacks des collègues ou voir les problématiques ouvertes», explique Romain Beker, CEO de la jeune pousse.

Sur le même créneau, la solution Humu analyse les informations glanées chez les employés pour proposer aux managers de leur envoyer des incitations appropriées depuis un tableau de bord. La société vante le fait que sa solution permet de gagner en agilité et de s’éviter une planification ou une formation lourde: «En sélectionnant les types de nudges que vous souhaitez que vos équipes reçoivent, vous pouvez promouvoir de meilleures méthodes de travail, sans travail supplémentaire. Il n’a jamais été aussi facile de donner à vos collaborateurs le soutien exact dont ils ont besoin pour continuer à progresser, chaque semaine». 

Egalement active dans le people analytics, la société Perceptyx a étoffé sa solution d’un volet coaching, suite au rachat de Cultivate. La solution distille des informations utiles et des nudges aux managers sur la base de divers signaux. «L’outil peut par exemple me dire que je ne suis pas doué pour demander l’avis des membres de mon équipe. Juste avant de me rendre à une réunion, je recevrai un nudge par e-mail contenant des observations sur le ton de mes courriels avec cette personne, y compris des conseils sur la façon de demander l’avis des autres plus efficacement», explique un responsable RH de SAP, qui a déployé la solution dans certaines régions. Et d’ajouter: «Le coaching IA vous aide à développer vos capacités de leadership. C’est comme avoir un copain sur votre épaule qui veille sur vous et vous donne des conseils utiles. L’IA rend visible ce qui est invisible, et c’est vraiment utile».

Dans un livre blanc sur le sujet, Josh Bersin estime qu’en matière de leadership, le coaching propulsé par l’IA a d’autres atouts que le coaching humain. Comme le fait de pouvoir se dérouler n’importe quand, de produire des observations et des recommandations au bon moment à partir des comportements numériques, ou encore de pouvoir mesurer et rapporter les changements de comportement directement dans le même outil. 

Entre contrôle et soutien

Il n’y a pas de doute, les solutions people analytics utilisées depuis de nombreuses années par Google & Co ne vont cesser de gagner du terrain dans les entreprises et bouleverser la manière dont elles gèrent les collaborateurs. Pour les directions, ces outils ont pour eux la légitimation et la rationalité des sciences comportementales, et l’intérêt de pouvoir mesurer et piloter les employés et leurs managers «là où ils sont», de s’assurer qu’ils vont bien, qu’ils sont productifs et que leurs actions reflètent la culture voulue par l’organisation. Les collaborateurs eux-même peuvent se réjouir d’outils témoignant de l’attention que leur entreprise porte à leur bien-être, les assistant de manière personnalisée et leur offrant des moyens ludiques de s’engager dans leur travail et avec leurs collègues. 

Ces outils présentent cependant aussi de nombreux risques. Des chercheurs suisses, qui ont analysé la littérature scientifique sur la face sombre du people analytics, en relèvent plusieurs (The dark sides of people analytics: reviewing the perils for organisations and employees). D’abord, ces outils ne reflètent que la partie de la réalité du travail et de l’expérience des collaborateurs qui est collectée dans les systèmes numériques. S’ils sont aveugles à ce qui n’est pas capturé par ces outils, les décideurs risquent une illusion de contrôle ou, s’ils en sont conscients, ils risquent de sombrer dans la paranoïa de ce qui se passe à leur insu (voir l’étude de Microsoft et l’interview de Dr Sarah Genner). De leur côté, les collaborateurs risquent de se sentir eux-mêmes chosifiés et réduits à des données.

Dans de nombreux cas, le fonctionnement de ces solutions est par ailleurs opaque, les organisations ne le comprennent pas, les employés n’en sont pas informés. Il s’en suit une perte de responsabilité et de confiance.

Entraînées sur des données passées dans lesquelles elles ont découvert des patterns, les solutions de people analytics risquent également de reproduire l’existant et de se monter inefficace lorsque surgit un événement imprévu. Les préférences des collaborateurs en matière de télétravail étant par exemple bouleversées avec la pandémie.

Enfin, ces solutions ayant aussi pour objet d’orienter les comportements, elles se traduisent par une perte d’autonomie et une marginalisation du raisonnement humain. «Plus les algorithmes sont autonomes, moins il est nécessaire que les humains les surveillent, les examinent ou les améliorent. Par conséquent, le besoin d’expertise humaine diminue à mesure que l’autonomie des technologies progresse. Comme pour les muscles qui ne sont pas entraînés, le pouvoir de jugement et de raisonnement des employés s’atrophie avec le temps et leur capacité à prendre des décisions indépendantes peut s’étioler progressivement», expliquent les chercheurs. Ils ajoutent que le phénomène peut aussi conduire à une érosion des compétences des managers et au final de leur rôle: «Chaque fois que les managers délèguent la collecte d’informations et la prise de décision à des algorithmes et limitent leur propre réflexion à ce que les algorithmes jugent approprié, ils risquent de perdre leur autonomie cognitive. Ainsi, les évaluations et les décisions algorithmiques peuvent remplacer, remodeler et interrompre la relation entre le manager et l’employé, ce qui, de facto, peut conduire à dévaloriser la fonction de management. Lorsque les managers commencent à se contenter de s’appuyer sur les choix prescrits par les people analytics plutôt que sur leur expérience, ils risquent de se rendre superflus».

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