S’abstenir de faire écran
«Si le monde du numérique doit prendre garde à l’environnement, il doit aussi veiller à ce que nous puissions nous-mêmes en prendre soin.»
«Il est encore temps, mais plus pour longtemps», tel est en substance l’appel à agir des experts du GIEC dans leur dernière publication consacrée aux moyens d’atténuer les émissions de carbone. S’agissant de la numérisation, leur message est très contrasté. Louées pour leur capacité à orchestrer des modèles économiques plus vertueux et à optimiser l’usage des ressources énergétiques, les technologies numériques sont aussi blâmées pour l’impact environnemental qu’elles occasionnent en dépit de leur supposée immatérialité.
L’utilité écologique de la numérisation se décide donc au cas par cas en veillant à ce que les bénéfices attendus ne soient engloutis dans les effets néfastes directs ou rebond. Aux responsables IT de mettre en œuvre cette culture, ces arbitrages, cette sobriété dans leur organisation. Et de changer les pratiques avec lucidité et détermination, en s’abstenant parfois de doter tel objet de connectivité, de stocker tel volume de données de manière redondante, de migrer tel service dans le cloud ici plutôt que là, de déployer telle application n’opérant que sur les ordinateurs de dernière génération, de répondre à la demande des collaborateurs souhaitant un nouvel écran à domicile.
Si le monde du numérique doit prendre garde à l’environnement, il doit aussi veiller à ce que nous puissions nous-mêmes en prendre soin. Parce qu’il fait souvent écran au monde, parce qu’il nous capte et nous captive, le numérique accapare notre attention et en prive ceux vers qui elle ne se porte plus: les autres, la nature. Au-delà du temps de cerveau disponible, ce déficit d’attention se mue en déficit d’attachement et de soin. Comme l’avance l’essayiste Yves Citton*, «je valorise ce à quoi je prête attention, et je prête attention à ce que je valorise». Et si, davantage que les matériaux et l’énergie qu’elles consomment, le principal impact environnemental des technologies numériques était là: consommer nos ressources d’attention au monde? C’est aussi cette sobriété là, ce renoncement à capter notre attention, que ceux qui conçoivent et déploient des solutions numériques doivent cultiver.
(*) Yves Citton, «Pour une écologie de l’attention», Paris, Seuil, «La couleur des idées», 2014