La Conseillère fédérale en interview

Karin Keller-Sutter, DFF: «L'administration fédérale se trouve au milieu d'une transformation numérique à plusieurs niveaux»

par Marc Landis et (traduction/adaptation ICTjournal)

Conseillère fédérale et cheffe du Département fédéral des finances (DFF), Karin Keller-Sutter ne veille pas seulement sur les finances de la Suisse, mais aussi sur la numérisation de l’administration fédérale. La conseillère fédérale explique où en est la Suisse aujourd’hui.

La conseillère fédérale Karin Keller-Sutter. (Source: Keystone, della Valle)
La conseillère fédérale Karin Keller-Sutter. (Source: Keystone, della Valle)

Madame la Conseillère fédérale, le 27 avril 2022, j'ai écrit en introduction d'une interview avec la secrétaire d'État Daniela Stoffel en charge des questions financières internationales: «Sécurité, stabilité et confiance - telles sont les valeurs que la Suisse et sa place financière incarnent comme nulle part ailleurs». Que pensez-vous, avec le recul, de mon enthousiasme d'alors?

Globalement, la place financière suisse se caractérise toujours par la sécurité, la stabilité et la confiance. Certes, une crise de confiance nous a conduit  l’année passée à l'intervention de la Confédération et à la reprise de Crédit Suisse par UBS. Elle ne concernait cependant pas la Suisse, mais une banque et sa mauvaise gestion pendant plusieurs années. L'action déterminée et efficace des autorités a au contraire renforcé la confiance dans le pays. Elle a montré que la Suisse est capable de maîtriser avec succès une situation extrême, d'éviter des dommages à l'économie et aux contribuables et de stabiliser le système financier international. Les mesures proposées aujourd'hui par le Conseil fédéral pour développer le dispositif «too big to fail» suscitent également des réactions positives à l'international. Mais oui, il y a du travail à faire tant au niveau national qu’international. A cet égard, l'intérêt est grand à l’étranger pour connaître les leçons que la Suisse tire de l'affaire Crédit Suisse et le soutien est palpable.

Auriez-vous imaginé affronter une affaire comme Crédit Suisse au cours de votre première année de fonction en tant que ministre des Finances? Comment avez-vous vécu le fait d'avoir dû annoncer la fin de Crédit Suisse et sa reprise par UBS?

Ce furent des jours très mouvementés et exigeants. Une chose est sûre: la chute de Crédit Suisse est imputable à ses dirigeants. Des années de mauvaise gestion et de mauvaises évaluations des risques se paient un jour ou l'autre. Nous aurions évidemment préféré éviter la disparition de Crédit Suisse. La priorité absolue était d'éviter tout dommage à l'économie nationale et aux contribuables et de garantir la stabilité financière au niveau national et international. Les autorités ont réussi sur ces deux points. A cela s’ajoute qu’avec UBS, nous avions une banque suisse disposée à reprendre Crédit Suisse. Sans cette constellation, la situation aurait été nettement plus difficile et risquée.

La chute de Crédit Suisse a également été précipitée par des sorties de liquidités rapides rendues possibles par les canaux numériques et alimentée par des posts sur les réseaux sociaux. Ce sont là des aspects peu reluisants de la numérisation de l'économie et de la société. Comment éviter que cela ne se reproduise à l'avenir?

Il est important d'être conscient de ces risques et de se préparer à des scénarios négatifs. Si l'on informe par ailleurs de manière transparente et fiable, on est moins exposé à de fausses informations.

A propos d'argent et de numérique: le sujet de la blockchain et des crypto-monnaies est un peu retombé, mais actuellement (mi-mars 2024) les crypto-monnaies sont de nouveau en plein essor et atteignent un pic après l'autre. Quelles opportunités et quels risques représentent le bitcoin et les devises apparentées pour la place financière suisse?

La technologie blockchain est une opportunité pour la Suisse de se positionner comme une place financière innovante. C'est pourquoi nous sommes l'un des premiers pays à avoir mis en place des bases légales en la matière dès 2021. Mais l'intégrité de la place financière est elle aussi centrale pour la Suisse. Elle tient donc à ce que les cryptomonnaies soient soumises aux mêmes règles que les valeurs monétaires réelles, par exemple dans le domaine de la lutte contre le blanchiment. Nous analysons en permanence la manière dont nous pouvons adapter les règles aux dernières évolutions.

Quelle est votre position sur le CBDC, la monnaie numérique de banque centrale?

Un traitement plus efficace du trafic des paiements, national et international, est certainement dans notre intérêt à tous. Ce n'est pas le Département fédéral des finances (DFF) qui en est responsable, mais la Banque nationale suisse (BNS). Bien entendu, des aspects tels que la sécurité et la fiabilité des données doivent être garanties. Les différents projets de la BNS concernant le CBDC sont prometteurs et sont observés avec attention au niveau international.

En tant que cheffe du Département fédéral des finances, vous êtes aussi à la tête de l'OFIT, et l’Administration numérique suisse (ANS) est également rattachée à votre département. Comment évaluez-vous l'état de la numérisation dans l'administration fédérale?

L'administration fédérale se trouve au milieu d'une transformation numérique à plusieurs niveaux. Quelques grands projets ont soit déjà été menés à bien, soit franchi des étapes importantes. Je pense à Fiscal IT à l'Administration fédérale des contributions (AFC), au projet DaziT à l'Office fédéral des douanes et de la sécurité des frontières (OFDF) ou à SUPERB à l'Office fédéral des constructions et de la logistique (OFCL). Avec la réalisation rapide du système de certificats Covid, l'administration fédérale a réussi à fournir un système complexe dans un délai très court, via une collaboration étroite entre la Confédération, les cantons, les hôpitaux et l'économie privée. Il s’agissait d’une contribution essentielle  à la gestion de la pandémie Covid. Actuellement, nous mettons en œuvre des projets clés tels que l'e-ID étatique, qui comprend le service d’authentification AGOV. Avec ce service, qui est utilisé depuis 2024 dans plusieurs cantons pilotes, nous mettons en place un login unique pour toutes les autorités. L'e-ID et l'infrastructure de confiance sous-jacente ne doivent pas seulement simplifier les prestations des autorités, mais aussi faire progresser la transformation numérique de toute la Suisse, donc aussi de l'économie. Sur le plan stratégique, nous avons également posé les jalons d'une administration numérique en réseau. Mentionnons la stratégie «Administration numérique suisse 2024-2027» et la stratégie «Administration fédérale numérique», ainsi que la stratégie «Suisse numérique». Ces stratégies sont harmonisées et complémentaires. L'organisation collaborative Administration numérique suisse (ANS) coordonne et promeut les projets de transformation numérique de la Confédération, des cantons, des villes et des communes. Sa stratégie et celle de l'administration fédérale numérique se concentrent sur les prestations électroniques des autorités. Au final, cela montre que l'administration fédérale dispose de l'expérience et des outils nécessaires aux missions de numérisation à venir.

Où voyez-vous des obstacles à la numérisation de bout en bout de l'économie et de l'administration?

Dans une structure fédéraliste telle que nous la connaissons, un projet ne peut être mené à terme que si les acteurs se concertent et collaborent. Bien sûr, il y a des défis à relever. Tout d'abord, la compatibilité: l'État fédéraliste prévoit de nombreuses compétences dans les cantons et les communes. Différentes technologies y sont donc utilisées. Pour réduire les obstacles techniques, nous encourageons notamment la standardisation. La protection des données et la sécurité de l'information constituent un autre défi, car nos exigences sont élevées. Pour les démarches administratives, les solutions numériques doivent être aussi peu gourmandes que possible en données et garantir que celles-ci ne sont pas centralisées, mais stockées chez les utilisateurs. Et le troisième défi est celui de la convivialité :  la population et l'économie doivent pouvoir trouver rapidement et utiliser facilement les services, aussi complexes soient-ils. Enfin, les offres numériques ne doivent exclure personne : les prestations numériques des autorités doivent par exemple tenir compte des différentes compétences informatiques de base, des connaissances linguistiques ou des handicaps mentaux et physiques. La population doit pouvoir continuer à interagir avec les autorités par des moyens non numériques. En revanche, les entreprises et l'administration interagissent en permanence par voie numérique.

Quels sont les progrès réalisés en matière de numérisation dans votre département? Où en sont Dazit, ePortal, l'initiative de numérisation de l'AFC, le programme SUPERB?

Le dernier tiers du projet DaziT de l’OFDF a été lancé au début de l'année. Il est en bonne voie, tant sur le plan financier que temporel. De nombreuses applications ont déjà été mises en service, notamment le nouveau système de circulation des marchandises Passar 1.0. Plusieurs milliers d'entreprises l'utilisent déjà pour l'exportation et le transit. Avec la vignette électronique, d'autres projets qui ne faisaient pas partie du mandat initial, ont été mis en œuvre dans le domaine. S'agissant toujours de l'OFDF, plusieurs systèmes existants seront étendus en 2024, comme celui du contrôle aux frontières avec la connexion au système européen d'entrée-sortie. D'autres solutions numériques, qui font déjà l'objet de projets pilotes, seront progressivement déployées dans toute la Suisse. Parallèlement, les travaux relatifs à la redevance poids-lourds (RPLP III) s'intensifient. L'introduction des processus de l'impôt anticipé et des droits de timbre dans le portail électronique constituent une nouvelle étape, réalisée là aussi dans les temps. Avec SUPERB, les systèmes informatiques en soutien des processus de support seront modernisés d'ici 2027 et les systèmes ERP civils passeront aux nouvelles plateformes technologiques SAP S/4HANA. Afin de réduire les risques lors de l'introduction de SUPERB, nous avons choisi une procédure en trois phases pour la mise en œuvre. Lors de la première phase, en mai 2022, nous avons mis en service le nouveau matériel IBM et la nouvelle base de données SAP HANA. Dans la deuxième phase, la migration vers le nouveau SAP S/4 a été réalisée avec succès en septembre 2023. Le programme se trouve actuellement dans la troisième phase, au cours de laquelle des optimisations sont mises en œuvre jusqu'à fin 2026. 

Quel est votre degré de satisfaction quant à l'état d'avancement des projets mentionnés et quels sont les chantiers en cours dans ces projets?

Comme je l'ai dit, DaziT est en bonne voie. Néanmoins, les exigences et la complexité restent élevées. C'est pourquoi, dans la dernière phase du programme, il faudra fortement établir des priorités pour atteindre les objectifs du programme. L'un des avantages est qu'il est possible de s'appuyer sur ce qui a déjà été réalisé dans divers domaines. La simplification et la numérisation des processus douaniers nécessitent une révision de la loi sur les douanes. L'avancement du programme SUPERB est très réjouissant. Ainsi, par rapport à la planification prévue, le programme est actuellement en dessous du budget et en avance sur le calendrier. Jusqu'à fin 2026, les travaux se concentrent sur la poursuite de la standardisation des processus de support, la centralisation de la gestion des données de base, le désenchevêtrement des offices civils du DDPS et l'utilisation de solutions cloud. Les principaux défis concerneront la question du cloud SAP et la centralisation des données de base. Dans tous ces projets, nous devons cependant veiller à garder à l’esprit les finances fédérales: la Confédération doit faire des économies, nous devons gérer l'argent du contribuable avec parcimonie. Les projets ne peuvent donc pas toujours être mis en œuvre comme prévu, mais avec du retard. C'est le cas dans le domaine de l'ePortal.

La formation, la recherche et l'innovation sont les piliers du succès, et c’est aussi le pas pour une Suisse «numérique». De votre point de vue, où en est le modèle à succès de la Suisse?

Le Conseil fédéral s'est fixé pour objectif que la Suisse exploite au mieux les opportunités offertes par la numérisation. Je suis convaincue que nous sommes sur la bonne voie. La formation, la recherche et l'innovation jouent un rôle central dans le développement, l'application et l'exploitation des nouvelles technologies. La transition numérique passe également par l'acquisition des compétences nécessaires pour saisir les opportunités de la numérisation, aiguiser notre perception du risque et agir de manière responsable.

Quelles sont les chances de la Suisse pour l'avenir? En d'autres termes: que devons-nous faire pour préserver notre prospérité?

Il y a encore beaucoup à faire. Il nous faut proposer des services administratifs simples à utiliser et continus,  et cela passe par le renouvellement et le développement des infrastructures informatiques. Avec une infrastructure moderne et des services administratifs entièrement numériques,  nous sommes plus efficaces et plus transparents, et nous facilitons l'interaction de la population et de l'économie avec les autorités. Les processus sont optimisés, les coûts peuvent être réduits et nous améliorons l'accessibilité aux services publics. Il en résulte de nombreux effets positifs non seulement pour la prospérité de la Suisse, mais aussi pour nous tous.


Karin Keller-Sutter
Cheffe du Département fédéral des finances depuis 2023, la conseillère fédérale Karin Keller-Sutter (60) est originaire du canton de Saint-Gall. Elle a suivi sa scolarité à Wil (SG) et à Neuchâtel avant de se former comme traductrice/interprète et enseignante d'école secondaire supérieure. De 1989 à 2000, elle a travaillé comme traductrice indépendante et comme chargée de cours dans une école professionnelle. 
Karin Keller-Sutter a commencé sa carrière politique en 1992 comme conseillère communale à Wil SG. En 1996, elle a été élue au Parlement du canton de Saint-Gall et en 2000 au Conseil d’Etat. Elle a été à la tête du département de la justice et de la sécurité. En 2011, elle a été élue au Conseil des Etats comme représentante du canton de Saint-Gall. En 2017/2018 elle a présidé le Conseil des Etats.
Avant d’être élue au Conseil fédéral, Karin Keller-Sutter exerçait plusieurs mandats au sein des conseils d’administration de diverses entreprises et associations, qu’elle a abandonnés à la suite de son élection au Conseil fédéral en 2018.


La conseillère fédérale Karin Keller-Sutter a répondu par écrit aux questions posées dans le cadre de cette interview.

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