Grand entretien avec Judith Bellaiche, présidente de SWICO sur les sujets politico-numériques du moment
Conseillère nationale Vert’libérale, Judith Bellaiche est aussi directrice de l'association faîtière Swico. A la manœuvre pour défendre les intérêts des entreprises IT, la parlementaire défend des positions libérales en matière de règlementation des plateformes, de flexibilité du travail et de cybersécurité, et des positions plus vertes en matière d'impact du numérique sur la population et l'environnement. ICTjournal a rencontré cette parfaite bilingue dans la Salle des pas perdus du parlement.
PLATEFORMES
Plusieurs objets de la session de printemps concernent directement le numérique, à commencer par la Lex booking qui entend interdire certaines clauses tarifaires imposées aux hôteliers par les plateformes en ligne. Quel est votre avis sur la question?
Je déplore cette tendance actuelle de vouloir profiter des services des plateformes numériques sans accepter d'en payer le prix. La Lex Booking en est une bonne illustration. Les hôteliers sont toujours passés par des intermédiaires et l'on ne s'émouvait guère des commissions qu'ils versaient aux agences de voyage. Je ne vois pas pourquoi il en irait autrement pour les plateformes de réservation, qui fournissent un service étendu et offrent une visibilité internationale aux établissements. Je trouve justifié que l'Etat intervienne lorsque des intérêts supérieurs sont en jeu, comme la protection des citoyens dans les domaines de la cybersécurité ou des discours haineux. Ce n'est pas le cas ici: c'est une question de droit privé et l'Etat n'a pas à se mêler de ces contrats.
Certaines plateformes occupent aujourd'hui des positions de quasi monopole les rendant incontournables et engrangent des recettes pour une valeur ajoutée modeste. Cela devrait préoccuper la libérale que vous êtes...
Si elles sont incontournables, c'est bien qu'elles apportent de la valeur! Booking.com prend en charge une bonne partie du marketing et du processus de réservation et mérite donc d'être rétribuée en conséquence. On peut aujourd'hui chercher aisément des hôtels par ville, par quartier, par nombre d'étoiles, par préférence... ce n'est pas au parlement de décider combien cela vaut. Et puis il y a de la concurrence, comme Trivago ou le référencement sur Google Maps, qui est d'ailleurs gratuit. La Loi contre la concurrence déloyale est valable pour toute l'économie, elle ne doit pas s'attaquer de manière spécifique aux plateformes, pour la seule raison qu'elles ont développé des modèles d'affaires à succès et des services gratuits dont nous profitons tous.
Les gens aimeraient tout avoir sans rien donner - je m'oppose à cette logique.
J'entends votre critique à l'égard de lois ciblant les plateformes numériques. Nous avons évoqué Booking.com, et on pourrait aussi mentionner la Lex Netflix ou encore la demande dans certains pays que Google rétribue la presse. Cela étant dit, la législation ne devrait-elle pas être adaptée pour tenir compte de l'économie des plateformes, de leurs modèles disruptifs et de leur rôle de gatekeepers?
La Commission de la concurrence s'occupe déjà des questions de monopole ou de concurrence déloyale. Et les plateformes se font concurrence entre elles. Encore une fois, ce qui me dérange c'est ce réflexe paradoxal, qui consiste à profiter de leurs services gratuits, tout en refusant qu'elles se financent d'une autre manière. Vous évoquez le cas des médias. Personne ne s'insurgeait qu'une bonne part de leurs revenus provienne de la publicité. Mais si Google fait de même, les gens sont choqués. Il en va de même avec les données. On parle aujourd'hui de rétribuer les utilisateurs pour les données personnelles qui sont collectées par les plateformes. Je veux bien, mais alors le service ne peut plus être gratuit! Les gens aimeraient tout avoir sans rien donner - je m'oppose à cette logique.
MODERATION
Vous avez évoqué la question de la modération en ligne. L'étude Sotomo mandatée par Swico montre que la population s'inquiète du discours haineux sur les réseaux sociaux et souhaite que l'Etat en fasse plus. Le sujet est d'ailleurs sur la table du gouvernement en Suisse et en Europe avec le futur Digital Service Act. Quel est votre avis sur le sujet?
Aujourd'hui, c'est aux tribunaux de décider si un contenu est légal ou pas. Demain, avec le Digital Service Act européen, les plateformes seront chargées de censurer elles-mêmes les contenus illégaux. Je comprends le problème du discours haineux, mais l'Etat n'a pas à transférer aux fournisseurs numériques les tâches qui lui incombent. Il est dangereux pour le débat public de déléguer une telle censure à des acteurs privés.
Les plateformes modèrent et censurent déjà aujourd'hui. Ne vaut-il pas mieux qu'elles le fassent sur la base de règles établies plutôt qu'à leur sauce?
Facebook, Twitter et consorts sont des plateformes de communication privées. Elles peuvent refuser quelqu'un au même titre que je peux faire sortir de chez moi quelqu'un qui m'insulte. C'est une démarche privée.
Les gens seront prudents et renonceront à publier des contenus de crainte d'être censurés.
On ne peut pas nier que ces plateformes jouent aujourd'hui un rôle important dans l'espace public et la formation de l'opinion au même titre que la presse...
Bien entendu, elles jouent un énorme rôle. La presse s'est dotée de principes éthiques et d'instances de plainte. Vous publiez un erratum en cas d'information erronée, vous accordez des droits de réponse, etc. Mais c'est sans commune mesure avec le Digital Services Act qui contraindra les plateformes à censurer des contenus qu'elles jugent illégaux sans passer par le tribunal. Les gens seront prudents et renonceront à publier des contenus de crainte d'être censurés. D'un point de vue démocratique c'est un problème.
Préféreriez-vous que l'Etat se charge de censurer les contenus haineux sur les réseaux sociaux?
Non, et ce ne serait pas praticable vue l'ampleur du phénomène et les bots qui y participent. Ce que je demande c'est que l'Etat fasse ce qu'il est censé faire et qu'il poursuivre les gens qui font des choses illégales. Si quelqu'un m'agresse physiquement, je m'adresse à la police et celle-ci enquête, alors qu'en ligne rien ne se passe. L'Etat ne peut pas se débarrasser du problème et donner la patate chaude aux plateformes en ligne.
CYBER
Parlons justement de protection. Les personnes sondées dans votre étude et des parlementaires réclament que l'Etat aide les entreprises dans le domaine de la cybersécurité. Est-ce aussi votre avis?
J'avoue avoir été surprise par cette demande de voir l'Etat s'impliquer dans la cybersécurité des entreprises. Ce serait un changement complet de système. Jusqu'à présent, l'Etat s'occupe de la sécurité publique, mais ce sont les entreprises qui se chargent de protéger leurs infrastructures et immeubles par exemple. En tant que libérale, je suis assez sceptique à l'idée de ce nouveau rôle de l'Etat. Les grandes entreprises ont les moyens de se protéger contre les cyberattaques. Quant aux PME, je pense que des solutions collectives pourraient être proposées par des associations, comme l'USAM.
Il nous faudrait des centaines de spécialistes pour sécuriser un cloud souverain.
CLOUD SOUVERAIN
Autre sujet du moment, le cloud souverain fait également débat. Plaidez-vous pour le déploiement d'une telle infrastructure?
La question est complexe et elle est aussi débattue au parlement. C'est aussi une discussion technique. Si l'on veut un cloud souverain c'est notamment une question de protection des données. Or, au niveau technique, je suis persuadée qu'un cloud suisse, et qui plus est un cloud fédéral, n'offrira pas un niveau de sécurité équivalent à ce que proposent les hyperscalers. Leur échelle leur permet d'investir des montants phénoménaux dans la cybersécurité. Il nous faudrait des centaines de spécialistes pour sécuriser un cloud souverain. Là où les clouds étrangers posent un souci, c'est en matière de loi extraterritoriales, comme le Cloud Act. D'un point de vue suisse, il serait illégal qu'un fournisseur transmette les données au gouvernement américain, mais cela ne veut pas dire que ça n'arriverait pas. Ce n'est d'ailleurs pas le seul domaine où nous sommes confrontés à des législations étrangères intrusives. Je pense notamment à l'Union européenne, qui souhaite exiger des fournisseurs d'applications de chat de laisser les autorités scanner les messages pour lutter contre la pédophile. Qu'est-ce que cela signifierait pour la solution suisse Threema? Devrait-elle renoncer au chiffrement?
TRAVAIL & PENURIE
En tant que directrice de SWICO, l'un de vos chevaux de bataille concerne la flexibilité du travail accordée aux entreprises IT, et notamment la possibilité qui leur serait offerte d'annualiser les horaires de travail. Quel est le problème aujourd'hui?
La flexibilité du travail est une réalité dans le secteur IT et les spécialistes adaptent leurs horaires aux besoins des clients et à leur propres préférences. Le problème, c'est qu'à l'heure de rapporter les heures effectuées, les collaborateurs sont en quelque sorte contraints de saisir des horaires fictifs pour que leurs employeurs se conforment à la législation. Cette situation absurde où l'on force les gens à tricher ne peut pas durer. Ce n'est pas l'idée que je me fais d'un monde de travail libéral et respectueux. C'est d'autant plus un problème que le souci numéro un de la branche c'est de trouver du personnel qualifié. Les entreprises IT versant déjà des salaires très élevés, il est impératif qu'elles puissent proposer des modes de travail flexibles pour gagner encore en attractivité. Sans compter que l'administration fédérale dispose d'une telle flexibilité pour répondre à ses besoins sans cesse plus grands de personnel IT.
Ce qu'il faut à la branche IT c'est une législation qui rende compte des modes de travail pratiquées aujourd'hui.
Le secteur IT ne souhaite pas pour autant de convention collective...
Une convention collective n'a pas de sens pour une branche offrant déjà des conditions de travail très généreuse à ses employés, notamment en matière de congés et d'équipements. Ce qu'il faut à la branche IT c'est une législation qui rende compte des modes de travail pratiquées aujourd'hui et qui satisfont tant les collaboratrices et collaborateurs que les entreprises.
S'agissant de la pénurie de personnel qualifié. Faut-il s'inquiéter de l'attractivité des MINT, alors que le numérique devient de plus en plus un sujet de préoccupation, comme le montre votre enquête?
On trouvera toujours des gens désireux de développer des choses positives dans et avec le numérique. Nous n'en sommes qu'aux balbutiements quant au potentiel du numérique, si je songe à la santé ou à l'écologie, qui me tient naturellement très à cœur en tant que vert’ libérale. Pensez à tout ce que ces technologies font pour nous aujourd'hui, à ce que nous avons gagné en matière d'expression et d'information. Je ne pense donc pas que l'image du numérique soit ternie. Je dirais plutôt que c'est un domaine jeune et que nous sommes en pleine puberté. Nous découvrons des limites et des dérives que nous devons naturellement adresser - ce n'est pas pour rien que j'ai souhaité que Swico réalise une enquête auprès de la population. J'occupe à ce titre une position privilégiée entre le politique et l'industrie et je m'investis activement dans ces domaines. J'ai notamment développé un cercle éthique au sein de l'association où nous nous engageons pour la transparence algorithmique, et j'ai œuvré pour que Swico rejoigne l'association Swisscleantech avec le projet d'indiquer l'empreinte carbone des services numériques les plus utilisés. Il y a beaucoup à faire et je suis convaincue que les associations peuvent jouer un rôle clé dans ces domaines, qui préoccupent les gens.