Martin Vetterli, EPFL: «Le computational thinking va devenir un pilier de l’enseignement à l’EPFL»
Président de l’EPFL depuis janvier 2017, Martin Vetterli est aussi un brillant informaticien, connaisseur du monde de la recherche IT en Suisse et aux Etats-Unis. En entretien avec ICTjournal, il revient sur les évolutions récentes du numérique et leur impact sur l’enseignement et la recherche à l’EPFL.
Votre parcours vous donne une position privilégiée pour observer le développement de l’informatique. Comment jugez-vous l’engouement actuel autour de la transformation numérique? Est-ce une soudaine prise de conscience ou quelque chose a-t-il véritablement changé ces dernières années?
Je ne pense pas qu’il s’agisse seulement d’une prise de conscience. Certes, du côté de la recherche, beaucoup de thèmes en vogue ne sont pas si nouveaux. Les avancées en intelligence artificielle et en machine learning datent de près d’une dizaine d’années. Pour autant, on ne pensait pas résoudre le problème du jeu de Go dans la décennie. On assiste aussi à une accélération liée tant à l’essor des usages mobiles et aux énormes volumes de données auxquelles les géants du net ont accès, qu’à la puissance de calcul disponible. Du côté du marché, le web et l’e-commerce ne sont pas non plus nouveaux, mais il y a eu un basculement, l’achat en ligne devenant la norme pour les 7 à 77 ans. Il y a aussi un effet Klaus Schwab, le patron du WEF ayant bien su synthétiser des évolutions convergentes avec son concept de 4ème révolution industrielle. Le fait qu’il y ait un label pour désigner ces changements accélère la prise de conscience collective.
Vous avez évoqué le projet Alpha Go de Google Deep Mind. Avez-vous le sentiment qu’il y a un rapprochement entre la recherche effectuée par les entreprises et celle du monde universitaire?
Mon avis est quelque peu biaisé puisque je suis dans la recherche académique. Ceci dit, il ne faut pas oublier que les entreprises ont pour unique objectif de créer de la valeur pour leurs actionnaires, alors que l’université cherche à créer de la connaissance. C’est un autre modèle, avec des objectifs plus précis et à plus court terme du côté des entreprises, et une réflexion plus libre et le temps long pour la recherche académique. Il faut toutefois reconnaître que les géants du web sont avantagés dans certains domaines de recherche, comme la data science ou les systèmes, qui dépendent fortement de l’accès à de très grandes quantités de données ou à des infrastructures à grande échelle. En revanche, le développement d’algorithmes n’est nullement soumis à ces conditions. Il peut donc y avoir une osmose positive entre ces deux types de recherche.
Donc pas de concurrence entre le monde académique et l’entreprise...
Pas dans la recherche. Le risque est ailleurs: beaucoup de chercheurs quittent le monde académique pour doubler ou tripler leur salaire en rejoignant les géants technologiques qui disposent de moyens financiers considérables. A Stanford, de nombreux bureaux sont vides parce que leurs occupants sont en mission chez Google ou Facebook. Résultat: il y a toujours des étudiants, mais de moins en moins de professeurs. Les géants du web risquent de tuer la source de savoir et de talents dont ils ont besoin...
Les géants du web risquent de tuer la source de savoir et de talents dont ils ont besoin...
L’EPFL fait naître et héberge un nombre important de start-up. L’attention à l’endroit de ces jeunes sociétés n’est-il pas excessif au regard de leur impact sur l’économie?
L’impact des jeunes pousses n’est pas négligeable et elles créent un nombre raisonnable de places de travail. Comme d’autres acteurs, elles jouent aussi un rôle important dans le transfert technologique. Elles permettent à certaines recherches de pénétrer le monde réel au lieu de finir dans un tiroir. Y compris lorsque les start-up sont ensuite rachetées par un grand groupe. Il faut leur reconnaître cette fonction fort utile d’essaimage.
La pénétration croissante du numérique dans tous les domaines a-t-elle des conséquences sur l’enseignement à l’EPFL?
Oui, et nous opérons une réforme fondamentale de l’enseignement qui va dans ce sens. Historiquement, les mathématiques et la physique étaient les deux piliers de toute formation à l’EPFL - tout le monde passait par là. A partir de l’automne 2018, un troisième pilier va faire son apparition: le computational thinking. Ce changement s’explique par le fait qu’aujourd’hui, dans toutes les facultés, la réponse à une question sort d’un ordinateur dans plus de 90% des cas. Avec le computational thinking, nous voulons apporter une compréhension de ce que l’on fait aujourd'hui avec les ordinateurs, de ce qui caractérise les algorithmes et le calcul computationnel, de ce qu’est l’information. Il ne s’agit pas d’enseigner la programmation, mais l’informatique en tant que science fondamentale, sachant que les modèles évoluent: le machine learning ne ressemble en rien à une machine de von Neumann. Cet enseignement concernera tous les cursus dès le premier semestre.
Aujourd’hui, dans toutes les facultés, la réponse à une question sort d’un ordinateur dans plus de 90% des cas.
Vous êtes président du comité directeur pour la Suisse romande de Digitalswitzerland. Quelle est pour vous l’utilité de cette initiative au-delà de donner une image moderne à quelques grandes entreprises et de faire parler de digital au téléjournal?
C’est déjà pas mal (il rit). Bien sûr, l’initiative est portée par quelques grandes entreprises, mais, rendons à César ce qui est à César, elle a aussi des résultats. Comme la création d’un organe consultatif «transformation digitale» rattaché au Conseil fédéral, ou le fait de mettre des sujets comme l’e-identity ou la cybersécurité à l’agenda politique. Il est également important d’expliquer au large public les technologies et concepts de base et d’amener les citoyens à une certaine maturité numérique.
Comment jugez-vous la position concurrentielle de la Suisse et de l’Europe en matière de numérique?
Culturellement, l’Europe est un endroit attractif et la dynamique est actuellement moins positive aux Etats-Unis, sans qu’on puisse pour autant parler d’exode. L’Europe, et la Suisse encore davantage, jouissent d’un niveau d’éducation élevé qui est le fruit d’investissements. La situation est donc bonne, mais il faut être conscient des piliers sur lesquels cette situation repose. Je pense par ailleurs que la Suisse a une carte à jouer pour jouer un rôle particulier dans le nouveau monde numérique. Nous sommes des intermédiaires fiables et de bons négociateurs, nous avons une tradition d’offrir “des bons offices”, nous sommes un pays multiculturel. Nous pouvons exploiter ces forces historiques dans des projets tels que l’établissement d’une Convention de Genève numérique. Nous pouvons aussi nous positionner dans le cloud, comme un lieu d’hébergement sûr.
Le moteur du cloud, ce sont les économies d’échelle et les hyperscalers innovent à tout va. N’est-ce pas une illusion que de vouloir concourir dans ce domaine?
Je pense qu’il y a un besoin de cloud protégé pour les données sensibles. C’est une question de gouvernance, on ne peut pas mettre tous ses oeufs dans le même panier et tout stocker sous juridiction américaine. Il faut être attentif au développement de ces géants technologiques. Je suis étonné que l’on se préoccupe si peu de l’arrivée d’Amazon en Suisse avec La Poste comme tête de pont. Si Amazon rachetait la Coop, les gens seraient très remontés, mais là cela passe inaperçu… Il en va de même des entreprises comme Uber qui pratiquent la politique du coucou et profitent des infrastructures existantes tout en prélevant des commissions importantes.